La science est formelle, on doit s’adapter

Le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) ne rédige pas que des rapports sur l’état du climat. Il conseille aussi les décideurs sur les mesures à prendre pour limiter les répercussions des changements climatiques. Selon l’organisme onusien, la survie de nos économies passe, entre autres, par notre capacité d’adaptation au climat de demain.

Valérie Masson Delmotte a été coprésidente du GIEC de 2015 à 2023. Selon Times Magazine, elle était parmi les 100 personnes les plus influentes du monde en 2022. Elle a activement participé à la rédaction du sixième rapport d’évaluation du GIEC. La paléoclimatologue est, maintenant, directrice de recherche à la Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, basée à Paris. Nous l’avons rencontré lors du 20e Forum international de la météo et du climat (FIM) en début octobre, dans la capitale française.

La planète s’est déjà réchauffée de 1,15 °C. Cette tendance climatique se superpose à un événement El Niño qui fait qu’on a battu une grande quantité de records de chaleur planétaire en 2023, note la scientifique. On est déjà en situation de rupture climatique parce que le réchauffement observé à la surface de la Terre est une rupture par rapport au climat relativement stable depuis 2000 ans. Il y a aussi une situation de rupture en ce qui a trait au niveau de la mer qui était aussi stable depuis 3000 ans.

Pour certains, une hausse de la température mondiale de 2 °C est plutôt négligeable. Selon Mme Masson Delmotte, il faut voir la planète comme s’il s’agissait de votre corps. Si votre température corporelle montait de 2 °C, vous feriez de la fièvre. Il y aurait donc une dégradation de votre état de santé. C’est la même chose pour le climat. Pour chaque fraction de réchauffement, on a une augmentation des extrêmes, et ces extrêmes frappent nos limites physiologiques. Elle cite en exemple la surmortalité liée aux vagues de chaleur qui sont plus fréquentes et plus intenses. C’est aussi valide pour les organismes marins.

Avec les vagues de chaleur qu’on a connues à l’échelle de la planète cet été, je lui ai demandé si nous avions atteint le point de non-retour. Pas le point de basculement sur l’évolution du climat planétaire, souligne-t-elle, mais toutes les régions du monde ont subi des événements plus intenses et inédits qui dépassent notre capacité de réponse. Prenons l’exemple des feux de forêt au Canada. Lorsque les arbres brûlent, ils rejettent dans l’atmosphère tout le carbone qu’ils ont accumulé au cours de leurs vies. Cette année, les feux ont rejeté quatre fois plus de carbone dans l’atmosphère que nous en émettons en un an. Une addition non négligeable de gaz à effet de serre. Il y a un grand enjeu à se préparer localement pour faire face à ces événements inédits, rappelle-t-elle. Car les investissements nécessaires pour la prévention sont beaucoup plus modestes que ceux nécessaires à la reconstruction. Les villes ont été pensées il y a des siècles avec le climat de l’époque. Il faut maintenant repenser nos villes en fonction du climat de demain. Elle cite trois enjeux afin de réduire nos émissions: 1- L’innovation technologique et surtout son accessibilité pour tous; 2- La maîtrise de la demande énergétique en matière d’efficacité et de sobriété; 3- La compréhension réelle du fait qu’on doit aussi dépendre de la nature et de ses services.

Dans un climat qui se réchauffe, on va avoir un cycle de l’eau qui va être plus intense, souligne-t-elle. Une atmosphère plus chaude contient plus de vapeur d’eau. En moyenne 7 % de plus pour chaque degré supplémentaire. On aura donc plus de pluies intenses en quelques heures avec le défi de pouvoir évacuer l’eau correctement ou d’avoir des milieux naturels capables de la stocker et de la déstocker. Sans compter que, lors de période sans pluie, il y aura plus d’évaporation des sols et donc plus de sécheresse. Il s’agit d’une mauvaise nouvelle pour les agriculteurs. Les conditions chaudes et sèches vont faire chuter les rendements agricoles malgré les techniques de plus en plus évoluées.

Il faut mettre en place des méthodes d’adaptation, mais aussi limiter rapidement nos émissions en sortant des énergies fossiles afin d’arriver à une économie zéro émission. Chacun à son rôle à jouer. Les institutions, les pouvoirs publics, les citoyens et les entreprises devront mettre l’épaule à la roue, ajoute-t-elle. Les actions pour le climat avancent, mais pas assez vite. Des mesures d'adaptation sont mises en place après un événement majeur au lieu d’être installées en prévention de ce qui est à venir. C’est comme si les gouvernements choisissent d’être aveugles sur les conséquences irréversibles des changements climatiques à long terme. Ils prennent la voie de la lenteur et de la tiédeur dans leurs actions climatiques.

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On assiste, depuis quelques années, à des poursuites judiciaires de plus en plus fréquentes contre les acteurs inactifs dans la lutte aux changements climatiques ou envers les responsables d’émissions excessives. Le prix Nobel de la physique en 2021, Klaus Hasselmann, a développé une méthode qui permet de quantifier l’impact des émissions sur un événement climatique. Ses calculs font maintenant office de loi quand il s’agit de poursuites climatiques. Les procès s'appuient maintenant sur des éléments scientifiques qui relient un dommage à l’influence humaine, déclare la scientifique.

Elle rappelle qu’en Amérique du Nord, il y a déjà cinq compagnies d’assurance qui ne veulent plus indemniser leurs clients pour des événements reliés aux feux de forêt ou aux inondations. Ça crée un problème quand le peu de biens qu’on possède ne peut plus être assuré. On est alors dans l’impossibilité de reconstruire correctement. Elle note cependant une prise de conscience partout dans le monde, davantage dans la société civile et chez les jeunes. La prise de conscience avance, mais on a aussi une difficulté dans la réorientation des politiques publiques.

Les deux secteurs où elle a vu le plus d'hostilité envers des actions résolues sont l’exploitation et l’exploration d’énergies fossiles, qui font tout pour maintenir leurs activités avec des techniques d’écoblanchiment et l’industrie de la viande qui fait beaucoup de lobbying au détriment d’enjeux de santé, de biodiversité et de climat. Dans le rapport du GIEC on a dû reformuler deux phrases à cause de pays qui ont beaucoup d’activités économiques qui dépendent de ces deux secteurs, note Mme Masson Delmotte. Elle se dit aussi attristée qu’à la suite de la COP 21, où a été adopté l’Accord de Paris, on a demandé à la communauté scientifique de faire une synthèse sur l’état futur de la planète avec un réchauffement planétaire de 1,5 °C, et qu’il a été rejeté comme s’il n’avait pas existé. On l’a fait rapidement, sous pression, pour le mettre sur la table lors de la COP 24. Mais le vote de quatre pays l’a fait disparaître. À cause de la Russie, de l’Amérique de Trump, de l’Arabie saoudite et du Koweït, c’est comme s’il n’avait jamais existé.

Toujours selon la chercheuse, on a un rapport de force très fort entre ceux qui ont le plus à gagner à ralentir la transition et ceux qui sont les plus vulnérables, tandis qu’au milieu on a cet enjeu de transition juste. Pour que les personnes normales – qui travaillent, qui parfois ont de la difficulté à boucler leurs fins de mois – comprennent leurs intérêts à porter ces transformations, il faut que ces transformations soient conçues pour être socialement acceptables. C’est au cœur des défis à venir.

Selon le sixième rapport du GIEC, il y a un potentiel technique sur les technologies aujourd’hui disponibles, sur l’efficacité, la sobriété et les solutions basées sur la nature, qui peuvent réduire de moitié nos émissions d’ici 2030. Ensuite, il y a un énorme besoin de recherche, de développement, d’expérimentation et d'industrialisation pour qu’on crée les technologies qui pourront être déployées au-delà de 2035. Madame Masson Delmotte souligne également que le GIEC a encore sa place dans ce monde qui foisonne de désinformations. Toutes les sphères de notre société ont un besoin d'éléments factuels de confiance et solidement établis. Elle croit, par contre, que le GIEC devrait peut-être repenser son mode de communication envers les gouvernements afin d’être plus efficace.